Quels jeunes diplômés de sociologie pour l'avenir?
Par Thomas Prouteau
La question de mon ami Vincent, "Quel avenir pour les jeunes diplômés de sociologie?", me semble intéressante par plusieurs aspects.
D'abord, je n'arrive décidément pas à trouver une bonne idée. Quel grand cri pourrais-je pousser à la face d'un monde sans pitié? Non, ça ne colle pas.
De plus, ayant été élevé à l'Université March Bloch de Strasbourg, France, je trouve difficile de trouver un sujet d'intérêt dans le contexte du web. Alors comme cet article sera peut être diffusé sur un site nord américain, je préfère apporter ma pierre au thème soulevé par Vincent dans sa description d'une situation économique et sociale qui est aussi la mienne, et présenter avec lui un petit peu de la France d'aujourd'hui.
Nous avons des préoccupations et attentes communes, et cet avenir nous est commun, même si par nos personnalités, nous en emprunterons des chemins différents. Tous deux strasbourgeois d'adoption, nous avons étudié en même temps les mêmes choses et somme formés à la bonne vieille social-démocratie européenne, humaniste et paternaliste.
Ensuite, comme pour beaucoup d'autres étudiants, l'assurance que la vieille institution nous mènerait sur la voie de la reconnaissance sociale nous à fait oublier que la possibilité de s'exprimer, légalement inaliénable, était certes un droit imprescriptible, mais devait se négociait dans la vie courante. L'expérience du travail et de sa négociation permanente, notamment dans le "travail social" est par ce point éducative.
Comme beaucoup d'autres personnes dans notre société, par la sécurité que procure le moule dans lequel nous sommes placés, nous n'avons sans doute pas encore bien compris combien il est difficile d'en sortir, par habitude, par peur de la découverte ou de la mise en question. Il n'est d'ailleurs pas absolument nécessaire d'en sortir, mais les diplômés de sciences humaines sont souvent placés dans la position d'une pièce de rechange, fabriquée pour une machine ne servant plus.
Alors comment passer d'un moule à l'autre, ce qui me semble devoir être un parcours logique? Quel avenir? Dans quel cadre pourrions nous exercer nos compétences, bien modestes au demeurant car peu techniques, et sans doute plus idéologiques?
La société française, comme d'autre, permettant désormais assez peu d'exprimer un avis, un peu d'utopie de notre part serait le bien venue. Comme il n'est point besoin d'espérer pour entreprendre, il n'est pas nécessaire d'être responsable du changement pour y penser.
Ne nous trompons pas, l'utopie est liée directement à l'idéologie, celle des "grandes machines à conditionner". Pour les renouveler, elle se révèle être un point de départ, mais elle me semble être aussi et avant tout une bonne bouffée d'air frais.
Son étymologie "utopos", "nusquama" en latin, signifie d'abord "nulle part". Elle est le contraire de "quelque part", un placement hors de tout lieu repérable. Il n'est alors pas désagréable, comme dans le roman d'Orwell, de se sentir un peu hors de contrôle.
Ce premier contraste s'accentue lorsque l'on sait que l'utopie connote en même temps "l'eutopie": un monde de bonheur et d'enchantement qui peut, par l'absurde, engager une critique des situations dans lesquelles nous vivont. Elle désigne une vision fabuleuse, éclairée, où les propriétés des choses l'emportent sur les contraintes, les solutions sur les problèmes, la satisafaction sur les désirs, la volonté de puissance de la loi sur la soumission à la fatalité... Si toute idéologie est un projet philosophique, l'utopie en est le terreau, la projection de ce quelle pourrait être une fois réalisée.
Et si l'Université ne nous l'enseigne pas, tout en essayant de former des intellectuels, l'utopie repose sur l'exagération. Exagération et caricature de ce qui nous entoure, achèvement virtuel d'un monde idéal.
Plus important, elle nous ouvre, si on se le permet, un univers de sens. Elle ne vise pas à changer les choses mais à en faire des distractions. Elle peint une main mise sur le monde mais ne l'organise pas. C'est ensuite l'idéologie qui l'absorbe et l'incarne dans un projet et se mesure par son efficacité à persuader.
Alors avant d'être absorbés, nous pouvons, nous qui nous disons formés à réfléchir, le faire gratuitement. Notre avenir passe peut être par une appropriation de notre "savoir", puisque le monde du travail, consciencieusement conditionné à la productivité financière, n'en veut pas.
Nos conditions de vie, nos besoins, nous rappellent pourtant à leur réalité. Il nous est plus facile de penser le ventre plein, et avec suffisamment de moyens pour que nos voies soient écoutées par d'autres que des psychologues où des assistants sociaux. Dans le travail social, si on ne veut pas devenir soi-même un cas d'école, il est rarement d'autre choix que d'être celui qui les étudie.
Vincent et moi nous sommes souvent trouvés en face d'orienteurs dont on aurait volontiers fait le travail.
Est ce une question de chance si c'est cette vieille caricature de fonctionnaire de l'ANPE qui me conseille, et pas moi qui lui propose un reclassement: "Mais, madame, à votre âge, qu'espérez vous? N'avez vous pas pensé à faire l'autocritique de vos faute (on appelle ça stages d'évaluation et bilans de compétences) par un stage de parachutisme aux personnels cadres reclassés de l'industrie textile. Ou peut être devriez vous pensez à demander l'allocation pour adulte handicapée en attendant votre retraite? Excusez moi? Je vous ai vexé? Vous êtes fragile nerveusement, hein! Je vais vous prendre rendez vous avez l'assistante sociale. Suivant."
Je ne sais pas comment cela se passe dans "la belle province", mais en Europe c'est ainsi...
Les puissants économiques, rentiers boursiers et autres ont verrouillé le système par l'imposition de la rentabilité financière au détriment de la rentabilité économique, l'activité réelle d'un pays. La puissance publique se protège des désormais inemployables par des classes moyennes tampons, acteurs de l'insertion. La puissance morale se félicite de la ruine de l'éducation, susceptible de fournir des esprits qui lui seraient rebelles. La générosité publique s'exprime à travers les numéros de dossiers, répondant à la misère morale par l'aumone financière. Le choix? Comme dans le film culte Brazil, être du bon côté ou du bureau.
L'avenir pour les jeunes diplômés de sociologie n'est pas si noir que ça. Je suis depuis peu du bon côté du bureau, et moralement, ça se défend. Il n'est point besoin d'espérer pour entreprendre...
- Notice:
- Prouteau, Thomas. "Quels jeunes diplômés de sociologie pour l'avenir?", Esprit critique, vol.01 no.01, Novembre 1999, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org