Le champ journalistique français... au prisme de la mort de Pierre Bourdieu.
Par Manuel Quinon
Si la caricature de Plantu, parue dans Le Monde du 25 janvier 2002, synthétise avec une certaine justesse l'opportunisme consensualiste de bien des réactions politiques au décès de Pierre Bourdieu - on y voyait en effet le président de la République, entouré de ministres dont un Lionel Jospin fronçant les sourcils d'exaspération, s'exclamer la larme à l'oeil et un livre intitulé La fracture sociale à la main: "C'est le moment de relire du Bourdieu!", la presse quotidienne et hebdomadaire elle, davantage préoccupée par la cohérence éditoriale et les attentes de son public que par la bonne conscience affectée de tout prétendant au trône républicain, fut le "lieu" sociologique d'un ensemble d'hommages, de critiques, d'analyses, mais aussi de quasi calomnies, réservés au sociologue français décédé le 23 janvier dernier.
Les quelques lignes qui suivent se proposent non pas d'effectuer une analyse savante de l'oeuvre et des engagements de Bourdieu, ni même de livrer une enquête strictement scientifique et exhaustive sur les réactions journalistiques face à sa disparition soudaine, mais de restituer la logique argumentaire de certaines positions caractéristiques dans l'espace journalistique, et d'effectuer un rapide tour d'horizon tel qu'aurait pu être celui d'un lecteur au mauvais esprit kraussien un peu averti du travail sociologique de Bourdieu, et curieux des prises de positions que sa mort n'allait pas manquer de susciter.
Commençons par l'anti-hommage le plus spectaculaire apporté à Bourdieu, et qui appelle à nuancer le phénomène "d'amnésie journalistique" qu'évoquent aussi bien Jacques Bouveresse dans Le Monde[1] que Françoise Giroud dans Le nouvel Observateur[2]: je veux parler des deux articles et trois courts entretiens parus dans Le Figaro du 25 janvier 2002. Non sans humour, le quotidien à la célèbre devise "sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur", titrait: "Pierre Bourdieu: ce que laisse le philosophe mort hier". A la lecture des quelques articles situés douze pages plus loin, la réponse au titre de couverture est claire: il ne reste RIEN de Pierre Bourdieu. Dans l'article d'ouverture de la grande parade réductionniste du Figaro, Joseph Macé-Scaron, après quelques détours sur le "réseau puissant" et les "mises en scènes" paranoïaques de Bourdieu, rappelle au lecteur non averti ce qui constitue le "point nodal de la démarche bourdivine: c'est qu'il existe un lien étroit entre les positions sociales et les dispositions individuelles". Et l'auteur de poursuivre, après cette extraordinaire platitude: "Un préjugé qui assigne l'individu à résidence et appréhende, en fait, nos sociétés contemporaines d'une manière fort peu sociologique: celles-ci ne sont-elles pas représentées à travers l'oeuvre de Bourdieu comme aussi déterministes et invariantes que les sociétés traditionnelles?". Outre l'ethnocentrisme latent et la mythologie des sociétés traditionnelles immobiles auxquelles on opposerait les sociétés modernes à haute mobilité sociale, Macé-Scaron n'a visiblement jamais pris la peine de consulter le moindre tableau statistique des Héritiers (ne parlons pas de la lecture de La Reproduction, de celle de La Noblesse d'Etat, ou des travaux de C. Thelot ou H. Mendras sur la mobilité sociale), ni par ailleurs de lire le moindre classique, du Suicide de Durkheim à l'Ethique protestante de Weber: le "préjugé déterministe" selon lequel il existe un lien entre dispositions individuelles et positions sociales n'est, ni plus ni moins, que l'axiomatique de la sociologie depuis plus d'un siècle. Mais de la sociologie de Bourdieu, il ne sera pas question - a quoi bon discuter d'un vulgaire préjugé? Non, ce qui intéresse notre auteur, qui a oublié en passant que Bourdieu occupait une chaire de sociologie au Collège de France, et non la chaire de "méthodes et pratiques révolutionnaires", c'est le verbiage, la "glose" archaïque du sociologue défunt ("Bourdieu n'interprète même pas, écrit-il, il glose"), dangereuse rhétorique extrémiste qui est bien sûr à rapprocher de celle d'une certaine gauche: "[Bourdieu] est bien le parrain de cette gauche française pré-marxiste ou a-marxiste, de cette gauche archaïsante qui a pour icône les très riches heures de la Révolution française". Jacques Chirac peut se féliciter d'avoir fait des émules avec l'argument consternant de démagogie et de nébulosité, dirigé contre Jospin, selon lequel il y aurait en France "des éternels pourfendeurs de la société, qui ont en réalité pour objectif non pas de rechercher la morale, mais de casser la société"[3]! Passons. Joseph Macé-Scaron conclut son article (non commencé) sur le sociologue par une angoissante question: mais que peut-il bien rester de Bourdieu? La critique de "la société du spectacle"? Non, Debord est passé avant (notons que Bourdieu n'a jamais cherché à critiquer la "société du spectacle", et qu'il se positionnait même explicitement contre ce type de démarche aussi globale que vaine!). La critique de la "modernité tardive". Non plus (là encore, Bourdieu n'a jamais cherché à proposer une théorie globale de la modernisation...). La dénonciation des "dérives de la globalisation" alors? Non évidemment. Non, ce qui "reste" de Bourdieu, d'après le journaliste du Figaro, c'est le "déterminisme naïf qui permet encore à la sociologie de régner en maître sur les sciences sociales et d'accueillir en son sein les travaux d'Elizabeth Teissier". Quand l'épouvantail conservateur du type: sociologie = idéologie-d'agitateurs-gauchisant-visant-à-la-dictature, est associé avec l'ignorance à peu près complète du gouffre épistémologique qui sépare Bourdieu de Maffesoli (directeur de thèse d'Elizabeth Teissier), il y a de quoi sourire. Mais le plus drôle reste encore le lyrisme emprunté des dernières lignes, à propos de la "figure mythique de l'intellectuel" engagé: "Cette figure qui est passée par toutes les doctrines, tous les modèles, tous les systèmes, toutes les aberrations et qui peine encore aujourd'hui à défendre le seul sujet qui mérite de l'être, l'Homme". Il est vrai que Le Figaro est bien connu de par le monde pour sa défense inconditionnelle et sans faille de "l'Homme".
Sébastien Lepaque, toujours dans le Figaro du 25 janvier, qui tente après l'ineffable Joseph Macé-Scaron, de brosser "l'itinéraire intellectuel et militant" de Bourdieu, avec un pinceau du plus gros calibre (les concepts d'objectivation, de violence symbolique, de domination masculine, de "communication pédagogique" (quid?) et de capital culturel seraient tous déjà présents et explicités dans Les Héritiers, 1964), renchérit sur le présumé sectarisme des "bourdivins": "Pierre Bourdieu fut en France le dernier des maîtres à penser d'un genre bien particulier. Autour de lui, intellectuels, journalistes et professeurs vivaient organisés en réseau solidement structuré, diffusant la parole du maître avec une parfaite discipline". La figure détestable du "complot judéo-maçonnique" n'est pas très loin, et permet de plus l'économie d'une discussion théorique argumentée.
Enfin, trois courts entretiens viennent ponctuer de leurs lumières d'une rare objectivité la présentation - d'une déjà grande impartialité - de Bourdieu: Joël Roman, philosophe membre du comité de rédaction de la revue Esprit, estime que Bourdieu est "resté prisonnier d'un carcan sociologique holiste et même déterministe". Mais en dehors des deux adjectifs récurrents, on n'en saura pas plus sur la nature de ce carcan. Gilles Lipovetsky, philosophe apprécié pour ses essais d'une grande scientificité sur l'individualisme contemporain, "explique" la notoriété de Bourdieu par l'habillage rhétorique de sa prose: "Sa renommée internationale est due surtout, à mon avis, à son don brillant, exceptionnel, d'exposition théorique. [...] Ses idées sont habillées "haute-couture". Il cite à tour de bras Heidegger, Pascal, il joue sur ce côté khâgneux à la rhétorique très précieuse. Il a donné un lustre "distinctif" pour reprendre son terme, à une sociologie somme toute assez frustre". Pourquoi frustre? Parce que Bourdieu a prétendu "fixer le monde dans des classes, des structures, des concepts", qu'il "n'a pas pris la mesure du grand phénomène qui a secoué la société contemporaine: la montée en puissance de la culture individualiste". En d'autres termes: Bourdieu n'a pas considéré comme légitime du point de vue scientifique - comme une bonne partie des agents du champ sociologique - le "bien symbolico-cognitif" de Lipovetsky, à savoir les diverses prophéties sur l'individualisme (tout comme celles sur la "culture de masse" du Baudrillard des années 70, ou celles portant sur le joyeux "communautarisme" actuel dont parlent les sociologues postmodernes).
Enfin, une interview du philosophe marxologue Daniel Bensaïd nuance tout de même la réduction "politiciste" des lectures précédentes, mais les relances de l'intervieweur (Alexis Lacroix) et l'interprétation systématique qu'il fait des réponses de Bensaïd en termes de carences fondamentales qui invalideraient dans sa totalité la théorie sociologique de Bourdieu (celui-ci nierait à la culture toute fonction émancipatrice, n'accorderait aucune liberté à l'individu, etc.), conduit à ces quelques variations manichéennes (liberté / déterminisme, neutralité axiologique / engagement politique) structurent l'entretien au détriment de l'ambivalence et de l'esprit de circonspection dont faisait preuve Bourdieu lorsqu'il abordait ce type de question.
Que retenir des réactions du Figaro à la mort de Pierre Bourdieu? Comme le laissait présager le titre de la page et des deux colonnes d'articles, "Bourdieu: radicalité de la misère, misère de la radicalité", l'analyse théorique (et le respect minimal auquel on pourrait s'attendre de la part d'un quotidien national pour un des grands penseurs de la seconde moitié du vingtième siècle, décédé la veille) est constamment éludée au profit d'une réduction à outrance de ce qui a été ou de ce que serait sa vision politique du monde. Il n'y a rien à retenir de la "pensée" de Bourdieu pour les journalistes du Figaro, dans la mesure même où celle-ci, dans son aspect proprement sociologique, n'a pas été abordée.
Un philosophe des sciences, Gerald Holton, introduisait en 1978 la notion de thêmata[4], notion qui rendait compte d'un ensemble d'oppositions binaires irréductibles présentes dans l'activité scientifique, de la forme: simplicité / complexité, analyse / synthèse, atomisme / continu, etc. Holton s'intéressait aux sciences physiques et à la récente mécanique quantique, mais il est assez aisé de constater que l'on trouve encore plus facilement de ces oppositions "thêmatique" dans les sciences humaines et en sociologie, en tant que celle-ci constitue, dans sa dimension spéculative en tout cas, une "métaphysique sociale"[5]: si l'on suit la définition kantienne de la métaphysique dans La doctrine du droit, la sociologie requiert bien, en effet, "un système a priori de la connaissance par simples concepts"[6]. Holisme / individualisme, intentionnalité / prédispositions, subjectif / objectif, rationalité de l'agent / structures de domination, sont autant de déclinaisons possibles d'une opposition thêmatique entre l'individuel et le collectif. Les réactions du Figaro exemplifient le primat ontologique donné à l'individuel, en réduisant à néant les tentatives opérées par Bourdieu de conciliation théorique entre les deux pôles (théorie du champ et théorie de l'habitus), sous prétexte que le sociologue inclinerait du côté inverse et adverse, celui du collectif - ce qui n'est pas faux, mais n'empêche aucunement de prendre en compte l'ensemble de sa théorie! Pour analyser avec les outils de Bourdieu lui-même les réactions à sa disparition, on pourrait dire que l'on retrouve dans l'espace social et journalistique une forme de lutte symbolique pour l'imposition de l'ontologie sociologique légitime. Le journal La Croix, par exemple, se situe lui aussi du côté de l'individuel. Au prix d'approximations notoires - approximations qui sont le propre des critiques qui se refusent à l'explicitation théorique et à la clarification de leurs présupposés comme ceux de l'adversaire -, Jean-François Bouthors, dans un article du 25 janvier, constate chez Bourdieu des "contradictions" qui sont en fait les contradictions du point de vue anté-reflexif du journaliste, que l'on peut penser chrétien - et qui fait par ailleurs fort peu usage du principe de charité -: "Etrange paradoxe écrit-il, Pierre Bourdieu était à lui seul la contradiction la plus flagrante de sa propre théorie. Celle-ci avait pris forme à travers deux livres signés avec Jean-Claude Passeron (Les Héritiers, 1964, et La Reproduction, 1970). Une thèse selon laquelle les individus sont enserrés dans des cultures de classe auxquelles ils ne peuvent échapper, le "système" social trouvant ainsi à se reproduire, dominants et dominés restant in fine à leur place". Belle illustration du trente-deuxième stratagème que présente Schopenhauer dans L'art d'avoir toujours raison: réduire et transformer la thèse de l'adversaire pour pouvoir la "réfuter" le plus simplement du monde. Mais dans la mesure où Bourdieu n'a jamais décrit un système aussi rigide que celui que présente le journaliste de La Croix, la critique tombe à l'eau. Si le sociologue avait une conception aussi statique du monde social, on se demande d'ailleurs bien pour quelles raisons il aurait pris publiquement position depuis le début des années quatre-vingt-dix sur des sujets politiques, où précisément, se pose la question du changement. Sauf à postuler qu'il était fou ou schizophrène, ce qui semble un peu difficile, comment Bourdieu aurait-il pu concilier une théorie où les "individus sont enserrés dans des cultures de classe auxquelles ils ne peuvent échapper" avec l'action militante? Le réductionnisme thêmatique est patent lorsque le journaliste achève son article sur l'entité qui lui paraît être dangereusement niée par Bourdieu (comme "l'Homme" de Joseph Macé-Scaron du Figaro), le "sujet" et sa "liberté": "Se posant ainsi comme le défenseur du faible et de l'opprimé, le sociologue [...] semblait ne pas voir de contradiction entre un engagement légitime contre les injustices, qui se voulait généreux et au service de la personne humaine, et une théorie radicale qui, au fond, déniait toute autonomie du sujet". Comme avec J. Macé-Scaron, on reproche en gros à Bourdieu d'être sociologue et de mettre entre parenthèses les questions du "libre arbitre" et de la volonté divine, et de ne pas postuler une totale autonomie du sujet vis-à-vis du milieu dont il est issu...
Examinons maintenant quelques critiques de gauche. On ne peut reprocher au Nouvel observateur d'avoir retourné sa veste ultra-critique à l'encontre de Bourdieu, à l'annonce de sa disparition. Mais à la différence du Figaro, l'Obs reste au moins respectueux. Jean Daniel dans son éditorial[7], et armé de sa légendaire modestie ("Je", "Je", "ma carrière", "mon ami Camus", "Je"...), dénonce non sans raison le manichéisme auquel peut conduire une vision binaire du monde, en termes exclusifs de dominants et dominés, de coupables et d'innocents, etc. Mais il glisse lui-même dans la caricature en voulant mettre à jour les simplifications de Bourdieu: "En se faisant le pourfendeur d'un système éducatif qui transmet "en reproduction" le privilège du savoir aux "héritiers" et rigidifie ainsi la transmission des inégalités, Bourdieu ne paraît jamais avoir été gêné par le fait qu'il profitait du fameux héritage. Normalien, agrégé, directeur à l'Ecole des Hautes Etudes, professeur au Collège de France, invité et honoré dans toutes les universités étrangères et disposant d'une audience certaine, notre sociologue paraît avoir plutôt attribué la richesse de son parcours à ses mérites qu'au fatalisme inégalitaire des déterminismes sociaux". Confusion de l'éditorialiste: d'origine très modeste, Bourdieu n'a jamais "hérité", et est bien plutôt l'anti-"héritier" même, dans le sens que le sociologue donnait à ce terme (mais Jean Daniel a t-il vraiment lu Les Héritiers et La Reproduction?). On retrouve ici, avec les critiques du "fatalisme" et du déterminisme immoral (le principe de raison suffisante, présupposé de toute démarche scientifique, serait donc imprégné d'une valeur morale, au sens où il vaudrait mieux "ne pas y toucher"?), un avatar du trente-deuxième stratagème de Schopenhauer. "L'auteur de L'Etranger[qui, selon J. Daniel, était l'objet du plus grand mépris de Bourdieu] devait d'ailleurs lui poser un problème puisque fils d'une femme de ménage et parvenu au prix Nobel, Camus échappait aux analyses de la Reproduction". Mais les analyses de la Reproduction, cher Jean Daniel, n'ont jamais abordé, de la façon aussi unilatérale que celle que vous évoquez en méconnaissance manifeste de cause, les destins individuels, et votre critique est sans objet réel. Régularités statistiques et schémas théoriques (holistes, certes) pour expliquer ces régularités, n'ont jamais été synonymes de déterminisme physico-chimique... Pour clore son éditorial et tenter de comprendre finalement ce qui a justifié l'hommage rendu à Bourdieu, Jean Daniel propose une étrange idée pour un homme de gauche: "Je crois que l'époque n'arrive pas à se consoler de quelques outils conceptuels marxistes. De la perte d'un système qui permettait de donner un providentiel habillage scientifique, et même messianique, à nos révoltes contre l'argent, le marché, l'inégalité, la corruption, et contre la priorité donnée, en somme, aux valeurs de compétition sur les valeurs de solidarité. [...] Mais, privées du support d'une contre-société exemplaire ou d'une foi dans une société différente, nos révoltes relèvent du symbole. Or Bourdieu a eu la présomption de donner à ce symbole la dimension d'une nouvelle espérance". Quelques remarques:
1/ Le directeur du Nouvel observateur use de la réduction politiciste dont abusent ses confrères du Figaro: en quoi les tableaux statistiques et les analyses de la Distinction seraient-ils caduques du simple fait que Bourdieu apparaîtrait comme une sorte d'anachronisme aux yeux des socialistes réformistes? En quoi ses récentes prises de positions politiques annulent-elles quarante années de travail sociologique?
2/ L'alternative politique ne peut être réduite entre d'une part une vaste eschatologie marxiste-léniniste avec Prolétariat rédempteur et terrorisme corollaire, et d'autre part un sage réformisme, qui seul serait capable d'être efficace! Jean Daniel, dans sa récusation du manichéisme, devient lui-même plus manichéen que Bourdieu! Celui-ci, dont on aura compris l'hostilité au socialisme modéré qui transparaît dans le Nouvel obs, n'a jamais été pour autant le défenseur des révolutions sanglantes et des lendemains qui chantent.
3/ Renoncer à toute espérance en une société différente, n'est-ce pas pour le coup concéder à un véritable fatalisme, d'ordre politique cette fois-ci? Jean Daniel achève son éditorial ainsi: "C'est précisément en cela que les démarches fondamentales du sociologue de la Distinction semblent à la fois faibles et pathétiques. N'arrivant pas, au fond, à renoncer explicitement à toute espérance de révolution, il est contraint de nous inviter à combattre désespérément pour une radicalité extrême des réformes. Si bien qu'à la fin des fins, je comprends les besoins qu'ont révélé les insolites hommages à Pierre Bourdieu, tout en constatant qu'il les a bien plus exprimés que satisfaits". 1/ J. Daniel confond avec le plus grand bonheur et à son profit trois Bourdieu: un Bourdieu mythico-fictif, révolutionnaire raté et "pathétique", personnage co-construit par le directeur du Nouvel observateur, qui lui permet de discréditer un Bourdieu réel, engagé, intellectuel radicalement critique, en effet contestable du point de vue politique, et un Bourdieu sociologue, ayant produit une somme considérable de travaux dans différents domaines, ayant reçu la médaille d'or du CNRS, et qu'il est un peu facile de critiquer du simple point de vue politique, sans même savoir ce qu'il entendait par "héritier". 2/ Bourdieu n'a jamais cherché à "satisfaire" les divers besoins évoqués par J. Daniel, comment diable l'aurait-il pu? Mais ce dernier reconnaît qu'il les a au moins exprimés. Exprimer les injustices, n'est-ce pas justement le rôle de l'intellectuel critique depuis les philosophes des Lumières?
La chronique de Jacques Julliard, qui suivait l'éditorial de Jean Daniel, sous le titre "Misère de la sociologie", n'allait pas s'embarrasser des paradoxes de ce dernier. Le chroniqueur, après avoir reconstitué la genèse de la sociologie de Bourdieu (qu'il conçoit comme une synthèse de Marx et de Weber, mais aussi de Tarde, Gramsci, Mannheim, ce qui semble plus discutable, tout comme l'est l'oubli de Durkheim), reconnaît, selon sa propre expression, que "cela marche!". "La première démonstration, écrit-il, en collaboration avec J.-C. Passeron, est restée la plus célèbre: vous pensez que l'Ecole sert à diffuser le savoir (fonction explicite)? En réalité, elle aboutit à faire intérioriser par les classes populaires les normes, les valeurs, les supériorités même des classes dirigeantes (fonction implicite). Une telle opération de dévoilement opérée par la sociologie laisse le public pantois et admiratif. Décidément, cela "fonctionne"! Oui, mais à vide." Après un tel coup de théâtre, on s'attend à ce que Jacques Julliard rentre dans les détails, qu'il opère une critique épistémologique du paradigme de la fausse conscience ou quelque chose du genre. Du tout: à partir de deux exemples douteux (mai 68 et les grèves de 95), le chroniqueur nous fait comprendre que "l'inadéquation de cette grande machine théorique" est tout simplement démontrée par son "échec" pratique! C'est parce que "le néo marxisme culturaliste de la grande époque, celle de La Distinction", n'a pas été capable de transformer la société, qu'il est complètement obsolète, ce qui explique en passant "la fuite tardive dans l'activisme militant et le moralisme populiste". Misère de la chronique! Jacques Julliard reproduit avec moins de soins encore les approximations orientées de son ami et néanmoins directeur Jean Daniel: le dualisme facile (prophétisme révolutionnaire dangereux versus réformisme sage), et la confusion totale d'un Bourdieu mythologique, d'un Bourdieu militant et d'un Bourdieu sociologue travaillant à partir de matériaux empiriques. Le saut brutal entre les prémisses de l'argumentation et sa conclusion (inadéquation de la "grande machinerie"), donne un peu le vertige. Paradoxalement, ce que reproche Jacques Julliard à Bourdieu, c'est de s'être arrêté à la sociologie, et de ne pas avoir été révolutionnaire professionnel ou président de la République. Mais comment peut-on juger de l'inadéquation d'une théorie sociale en fonction de ses non-résultats politiques, dans la mesure où le politique excède par principe ses préoccupations empiriques? Va-t-on sur le même modèle rejeter en bloc la "grande machinerie" freudienne, par le fait que les symptômes du névrosé en cours d'analyse ne disparaissent pas du jour au lendemain? Même si celui-ci parvient à prendre conscience de contenus refoulés - Bourdieu ne prétendait pas à autre chose, dans sa sociologie tout du moins, qu'à la prise de conscience libératrice pour les agents d'effets d'imposition de légitimité -, et à vivre avec ses symptômes, doit-on pour autant rejeter toute la psychanalyse, qui sans changer radicalement la face des choses, est capable d'aboutir à une reconnaissance intersubjective de la souffrance? Par des raccourcis argumentatifs surprenants et des dualismes dignes du Figaro, Jacques Julliard arrive à des conclusions d'un étrange conservatisme. Les quelques colonnes des Echos et du Parisien consacrées à Bourdieu le 25 janvier sont en comparaison bien moins réductrices.
Achevons ici notre revue de presse critique. On l'aura remarqué, le coup d'oeil porté est bien trop partiel et partial pour pouvoir tirer des conclusions sur le "champ" journalistique dans sa globalité, à l'annonce de la disparition de Pierre Bourdieu: ni les nombreux articles du Monde, ni ceux de Libération, qui sont autrement plus nuancés que les extraits passés au crible plus haut, n'ont fait l'objet d'un examen approfondi. Mais notons toutefois, à travers le triple exemple du Figaro, de La Croix, et du Nouvel observateur, que les réactions sont bien pour une part fonction du degré de légitimité que les journalistes attribuent implicitement ou explicitement à l'ontologie sociologique mobilisée par Bourdieu (individuel versus collectif; libre arbitre versus contraintes structurelles) et au mode d'action politique qu'il préconise à la fin de sa vie (réformisme modéré versus réformisme radical). L'entité sociologique et le mode d'action politique sont bien les enjeux d'un jeu symbolique qui vise à la constitution de leur légitimité respective. Assimiler unilatéralement ce jeu à une simple lutte agressive entre agents, sans prendre en compte la rationalité et la cohérence des arguments mobilisés, serait peut-être un nouveau réductionnisme. Discuter de la validité comparée des argumentations mises en jeu déborderait le cadre que s'était fixé ce court article, qui verserait pour le coup dans le militantisme. Mais il apparaît bien que si le discours politique est lié de manière inextricable au discours éthique, et que si l'éthique, comme le pensait Wittgenstein, manifeste la volonté d'aller "au-delà du monde", "au-delà du langage signifiant"[8] du strict point de vue logico-empirique, cet affrontement aux bornes du langage a autant de modalités distinctes qu'il existe de positionnements des locuteurs au sein du champ journalistique et politique.
- Notes:
- 1.- J. Bouveresse, "Pierre Bourdieu, celui qui dérangeait", in Le Monde, 31 janv. 2002.
- 2.- F. Giroud, "L'ami du peuple", in Le nouvel observateur, no 1943, 31 janvier - 6 février 2002.
- 3.- Intervention télévisée du 14 juillet 2001. Allusions au passé trotskiste du Premier ministre.
- 4.- G. Holton, , L'imagination scientifique, trad. Paris, Gallimard, 1981.
- 5.- P. Pharo, "La sociologie comme métaphysique sociale", in N. Ramognino, G. Houle (éd), Sociologie et normativité scientifique, Toulouse, Presse Universitaire du Mirail, 1999.
- 6.- E. Kant, Doctrine du droit, trad. Paris, 1979, Vrin, p. 91.
- 7.- Toujours dans le numéro cité précédemment.
- 8.- L. Wittgenstein, Conférence sur l'éthique, trad. Paris, Gallimard, 1971.
- Notice:
- Quinon, Manuel. "Le champ journalistique français... au prisme de la mort de Pierre Bourdieu.", Esprit critique, vol.04 no.03, Mars 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org