Lettres de Georges Bataille à Roger Caillois
Par Georges
Bertin
Ouvrage:
Bouler, Jean-Pierre: Lettres de Georges Bataille à Roger Caillois
(1935-1959), du Surréalisme au Collège de Sociologie. éd:
Folle Avoine.
De 1935 à 1959,
Georges Bataille entretient une correspondance assidue avec Roger
Caillois. De celle-ci, on ne conserve que les lettres de Bataille,
celles de Caillois ayant disparu, sans doute détruites par Bataille
lui-même, sauf deux d'entr'elles qui ont échappé au feu.
Même tronquée, cette
correspondance se révèle extrêmement riche car elle éclaire d'un
jour particulier, celui que confère aux idées leur environnement
socio-affectif, le relations de ces deux monstres sacrés de la
littérature du XXème siècle. Elle a été publiée en 1986 par
Jean-Pierre Le Bouler chez Folle Avoine.
Mais d'abord
resituons les deux auteurs.
Les auteurs.
Né le 10 09 1897, à
Billom, Puy de Dôme, Georges Bataille est de 16 ans l'aîné de Roger
Caillois, né le 3 mars 1913 à Reims. Il s'est éteint le 9 Juillet
1962 à Paris et Caillois le 21 décembre 1918.
Georges Bataille
inscrit sa vie sous l'ère du paradoxe. Fils d'un père syphilitique,
aveugle et bientôt paralysé, et d'une mère dépressive, adhére au
catholicisme en 1914, l'année de son baccalauréat, et envisage une
vie religieuse. Au séminaire de saint Flour, il rédige même un éloge
de la cathédrale de Reims, Notre-Dame de Rheims, qui passe pour un
des textes fondateurs de son oeuvre dans la mesure où tous les
thèmes qu'il abordera plus tard s'y trouvent déjà condensés. Il perd
la foi en 1920, passe par la psychanalyse, (il sera le premier
écrivain français psychanalysé, son analyste est Adrien Borel,
analyste connu et estimé des surréalistes). En 1918, il est admis à
l'Ecole des Chartes, il soutiendra sa thèse en 1922 sur un conte en
vers espagnol du XIIIème siècle. Il adhère au Cercle communiste
démocratique, lutte contre le fascisme et forme à la fois une
société secrète d'inspiration nietzschéenne Acéphale et le Collège
de Sociologie, avec Caillois. Après être passé par le département
des médailles de la BN, il dirigera la Bibliothèque de la Ville
d'Orléans de 1951 à 1962.
Son oeuvre est très riche:
Essais: L'expérience intérieure, Sur Nietzsche, La
part maudite, L'Erotisme, Le Coupable, etc,
Poésie: L'Archangélique, L'Orestie, L'être
indifférencié, poésie qu'il veut haine de la poésie, allant jusqu'au
bout de la possibilité misérable des mots.
Sans avoir adhéré au
surréalisme, bien qu'il participe à la rédaction de La Révolution
Surréaliste, il se consacre à la recherche des états limites, à
celle de la manifestation de l'impossible. Son premier livre WC
"assez littérature de fou" qui sera détruit, et son livre Histoire
de l'oeil défraie la chronique. Il y élabore la théorie de l'oeil
pinéal.
"Un homme a parfois le désir d'échapper aux objets
utiles, à la servitude définitive que les objets utiles ont
commandé," écrit-il, dans Le Coupable. Et encore: "La fatalité des
êtres finis les laisse à la limite d'eux-mêmes", (L'Allehuiah).
Nous ne sommes pas
loin de la célèbre introduction au Manifeste de Breton: "L'homme, ce
rêveur définitif, fait avec peine le tour des objets"... Pourtant
Breton le prendra à partie dans le second manifeste et Bataille lui
répondra par un pamphlet collectif: "Un cadavre". On verra
d'ailleurs que le Surréalisme et André Breton seront une des pierres
d'achoppement de la relation qu'il entretient avec Caillois, qui
fut, lui, membre du groupe surréaliste. Parfois, sa notation
littéraire se fait précise et pittoresque et quasi ethnologique,
autre point de convergence avec Caillois, il est comme lui, grâce à
Alfred Métraux un admirateur de l'oeuvre de Marcel Mauss dont les
travaux sur le sacrifice et le don l'intéressent au plus haut point.
Il participera avec Georges-Henri Rivière à la revue "Documents".
Son existence aura été solitaire, hors des sentiers battus,
scandaleuse parfois, jamais insignifiante.
La vie de Roger Caillois est tout autre:
ancien
élève du lycée de Reims où il sympathise avec les poètes du Grand
Jeu, ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, agrégé de grammaire
en 1936, élève de Marcel Mauss à l'EPHE, s'il s'intéresse au roman
et à l'art. C'est un anthropologue, et rédige très vite deux
ouvrages qui le font connaître: Le Mythe et l'Homme en 1938 et
L'Homme et le Sacré en 1939.
Membre du Groupe
Surréaliste, il rompt avec Breton sur l'affaire des "haricots
sauteurs du Mexique" en 1934. Il écrit à Breton: "vous êtes du
parti-pris de l'intuition, de la poésie et de l'art et de leurs
privilèges. Est-il besoin de dire que je préfère ce parti-pris à une
ambiguïté, mais vous savez que j'ai adopté le parti inverse...
l'irrationnel, soit mais d'abord la cohérence...". Il rejoint
ensuite Georges Bataille au Collège de Sociologie, dont l'objet est
défini par Caillois en 1938: la sociologie sacrée implique "l'étude
de l'existence sociale dans toutes celles de ses manifestations où
se fait jour la présence active du sacré". Caillois cependant ne
rentrera jamais dans Acéphale, la société secrète tout en publiant
dans la revue du même nom. Il passe l'occupation en Argentine où il
fonde L'Institut Français de Buenos-Aires et La revue Les Lettres
Françaises, il fera ensuite une belle carrière de chargé de missions
culturelles en Afrique du Sud et à l'UNESCO. Rédacteur en chef de
Diogène, il s'attaque en 1954 au structuralisme de Claude
Lévi-Strauss et sera élu à l'Académie Française en 1972. Rien donc
de plus dissemblable que ces deux penseurs:
d'un côté la poésie, l'érotisme, l'apologie des passions,
jalonnée par la lutte contre le fascisme, une existence plutôt
débridée, l'expérience de la communauté élective et la philosophie
d'Hegel,
de l'autre, un itinéraire de clerc drapé dans les plis d'une
révolte aristocratique, la rigueur, la méthode, la raison critique
de celui qui a voulu penser le monde dans son unité et sa cohérence.
La correspondance: mais que s'écrivent-ils?
Les lettres de Bataille à Caillois sont au nombre
de 34:
les huit premières lettres (du 4 08 au 29 10 1935) concernent le
mouvement Contre-Attaque fondé en 1935, union de lutte des
intellectuels révolutionnaires réunis autour d'André Breton, Peret,
Caillois, Heine, Eluard et Georges Bataille. Caillois semble vite
mal à l'aise dans ce mouvement dont il pourtant écrit le projet et
le manifeste en refusant de signer un tract programme que Breton
s'attribue.
Les lettres de Bataille à Caillois dans cette
période :
le relancent en lui fixant des RV auxquels Caillois ne se rend
pas,
évoquent des problèmes matériels,
posent le problème de la participation des surréalistes,
nous informent sur les habitudes des écrivains qui se donnent RV
à la BN ou encore au café du Dauphin, place du Théâtre Français, au
Flore, au Critérion.
Bataille n'hésite
pas à donner acte de ses reproches à Caillois (7 10 35) pour
s'excuser dans la lettre suivante de ses excès de langage (9 10 35)
p 51 et protester de son amitié (4 11 36). p 55.
3 lettres concernent Acéphale, (1936-1937), société secrète que
Bataille conçoit comme une réparation de Niezstche en réponse à sa
récupération par les nazis, André Masson et Pierre Klossowski y
prendront une part active, Caillois n'y adhère pas. Y sont traitées,
les questions des vertus dionysiaques et de la sociologie des
confréries, dans une perspective qui invite les auteurs à passer à
l'acte, on parlerait aujourd'hui de sociologie d'intervention,
15 lettres sont liées à l'épopée du Collège de Sociologie,
(1937-1939), c'est la période la plus riche, elle est très liée à la
fréquentation commune que Bataille et Caillois ont eue de Kojève,
professeur à l'Ecole des Hautes Etudes et commentateur de Hegel (La
phénoménologie de l'Esprit). Elle n'est pas dépourvue d'ambiguïté
dans la mesure où Jules Monnerot, son premier promoteur, n'y adhère
pas.
Ces lettres, comme
le souligne l'éditeur, nous permettent de suivre de près l'histoire
de ce "sacré Collège", depuis sa fondation -aux épisodes souvent
tumultueux- jusqu'à sa dissolution finale. L'une d'entre-elles nous
éclaire sur l'objet du Collège de sociologie (10 11 38), lequel "ne
peut s'exprimer que su l'insuffisance des fondements de la société
qui apparaissent dans tel ou tel cas". Une autre jette quasiment les
fondements de ce que nous appelons la Recherche-Action ou que
Gurvitch appelera "dialectique empirico-réaliste", quand Bataille
définit le Collège comme introduction à une "nouvelle pratique, non
seulement enseignement mais déjà presque éducation". (17 03 39).
D'autres lettres,
plus prosaïquement, en fixent le programme des séances. (17 12 38),
ce qui nous permet d'identifier les complices de l'opération, on n'y
est pas dans le pire des mondes : Jean Paulhan, Julien Benda,
Guastalla, Levitsky, Klossowski, Michel Leiris, Hans Mayer, Marcel
Granet, (qui refusera) Georges Duthuit (Psychologie collective),
Kojève lui-même, sont pressentis ou invités à donner des
conférences.
Une autre lettre
porte sur les préoccupations de Bataille qui projette de faire une
conférence sur "la décadence de mardi gras, laquelle correspond à
l'homogénéisation du temps".(17 12 38).
Parfois le ton se
fait très critique, voire acerbe (25 01 38). p. 96., reflet des
conflits qui s'élèvent entre ces deux fortes personnalités. Une
lettre de cette période est due à Caillois qui adresse, le 2 03
1938, à Bataille une note sur les sociétés secrètes pour figurer en
annexe à une conférence au Collège de Sociologie que Bataille doit
prononcer, Caillois étant souffrant, la conférence a lieu le 19 03
1938 et fait de larges références aux livres de Georges Dumézil "Les
centaures" et "Mitra-Varuna". C'est là que Caillois établit sa
fameuse dichotomie sociale: les sociétés humaines étant selon lui
partagées entre cohésion statique et ferment dynamique, ce à quoi
correspond une polarité dans le sacré entre un sacré lié à la
cohésion sociale et un sacré consistant dans la violation
jaillissante des règles de vie.
Le 20 07 39,
Bataille rend compte d'un grave différent qui éclate entre les
membres du Collège, entre Caillois et Bataille et entre Leiris et
eux deux. Ce dernier conteste en effet ce qu'il appelle le manque de
rigueur de Bataille, se référant aux règles de la méthode
sociologique de Durkheim et lui contestant sa prétention à former
une communauté.
Caillois, dans une
lettre au Collège que Bataille devait lire, semble avoir porté sa
critique sur le fond, c'est à dire sur la propension de l'écrivain à
faire une grande part aux états limites: mort, folie, drame, en
somme à l'expression de l'Imaginaire le plus radical p110, ces zones
intermédiaires que Louis Vincent Thomas et Jean-Marie Brohm
nommeront Transversalités, 33 ans plus tard, en fondant les
Nouvelles Etudes Anthropologiques, zones révélatrices parce que
limites des fluctuations et crises des sociétés.
La dernière période
(1945-1959) sous titrée par Le Bouler "une amitié intacte", comprend
9 lettres consacrées à la revue la France Libre de Caillois, et à
divers projets dont celui d'une revue "Genèse" que Bataille place
dans la tradition de l'Anthropophyteia, (revue allemande d'études
des traditions populaires). Bataille y indique qu'il s'agit
"toujours et après tout de la suite de ce Collège qui a peut-être
finalement bien du mal à mourir". Dans la seconde lettre de Caillois
à Bataille qui nous a été conservée, Caillois remercie Bataille de
ses livres et surtout de L'Erotisme qui lui paraît très important,
et donne son accord pour le projet de "Genèse".(P141) qui ne verra
pas le jour.
Ces lettres écrites
après l'armistice sont encore empreintes de l'immense épreuve subie
et donnent à Bataille l'occasion de s'exprimer sur la guerre
moderne: "ce sont des industries qui se battent et déchargent leur
potentiel (1 10 45)" et "la guerre a perdu le caractère souverain
qu'elle avait en commun avec la fête," thème qui fait référence
explicite aux travaux de Caillois.
L'analyse de cette
correspondance témoigne en tout cas d'une solide propension des deux
antagonistes à cultiver le conflit intellectuel sans jamais
sacrifier pour autant l'amitié qui les lie et demeure très vive au
travers des ans. Elle donne la mesure d'une activité intellectuelle
hors normes. Bataille y tient certes le rôle titre -(l'on peut sans
doute estimer que c'est ce point qui le tiendra éloigné d'un André
Breton également tyrannique)- mais la part qu'il accorde à Caillois,
en quelque sorte son miroir inversé, en nous renseignant sur
l'ambiguïté de leurs rapports intellectuels, nous donne la mesure de
l'autorité que représentera très vite, pour toute une génération,
cet authentique savant qui sut, avant la Lettre, cultiver une
attitude transversale.
On doit à leur
éditeur de nous avoir permis d'en découvrir toute l'actualité.
En ces moments d'incertitude où parfois la raison s'égare, ou
un rationalisme étroit et instrumentalisé tend à nous faire
prendre sa vision étriquée pour reflet de la réalité culturelle
et sociale, alors qu'à l'inverse, les mouvements les plus divers
cultivent les occultismes et les théories pseudo spirituelles,
dans un monde qui aux approches du Troisième Millénaire se pense
souvent en termes d'Apocalypse, cette tension dialectique entre
deux pensées également mais diversement étayées nous renvoie
à ce qu'écrivait Bataille le 17 03 1939: "place doit être faite
à ce qui seul possède la puissance d'ordonner la vie, c'est
à dire au sacré, à ce qui entre dans son orbite, à ce qui grandit
comme concentration orageuse, organiquement".
Georges Bertin.
31/10/2022
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- Références bibliographiques:
- Cf l'édition de Le Bouler Francis, Georges Bataille, Lettres à
Roger Caillois, Paris, Folle Avoine, 1987.
- ibidem p.224.
- Hollier Denis, Le Collège de Sociologie, Paris, Idées Gallimard, 1979, p.280.
- Notice:
- Bertin,
Georges. "Lettres de Georges Bataille à Roger Caillois", Esprit
critique, vol.03, no.02, Février 2001, consulté sur Internet:
http://www.espritcritique.org