Esprit critique - Revue électronique de sociologie
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Vol.03 No.02 - Février 2001
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Compte rendu critique
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Lettres de Georges Bataille à Roger Caillois
Par Georges Bertin

Ouvrage:
Bouler, Jean-Pierre: Lettres de Georges Bataille à Roger Caillois (1935-1959), du Surréalisme au Collège de Sociologie. éd: Folle Avoine.

      De 1935 à 1959, Georges Bataille entretient une correspondance assidue avec Roger Caillois. De celle-ci, on ne conserve que les lettres de Bataille, celles de Caillois ayant disparu, sans doute détruites par Bataille lui-même, sauf deux d'entr'elles qui ont échappé au feu.

      Même tronquée, cette correspondance se révèle extrêmement riche car elle éclaire d'un jour particulier, celui que confère aux idées leur environnement socio-affectif, le relations de ces deux monstres sacrés de la littérature du XXème siècle. Elle a été publiée en 1986 par Jean-Pierre Le Bouler chez Folle Avoine.

      Mais d'abord resituons les deux auteurs.

Les auteurs.

      Né le 10 09 1897, à Billom, Puy de Dôme, Georges Bataille est de 16 ans l'aîné de Roger Caillois, né le 3 mars 1913 à Reims. Il s'est éteint le 9 Juillet 1962 à Paris et Caillois le 21 décembre 1918.

      Georges Bataille inscrit sa vie sous l'ère du paradoxe. Fils d'un père syphilitique, aveugle et bientôt paralysé, et d'une mère dépressive, adhére au catholicisme en 1914, l'année de son baccalauréat, et envisage une vie religieuse. Au séminaire de saint Flour, il rédige même un éloge de la cathédrale de Reims, Notre-Dame de Rheims, qui passe pour un des textes fondateurs de son oeuvre dans la mesure où tous les thèmes qu'il abordera plus tard s'y trouvent déjà condensés. Il perd la foi en 1920, passe par la psychanalyse, (il sera le premier écrivain français psychanalysé, son analyste est Adrien Borel, analyste connu et estimé des surréalistes). En 1918, il est admis à l'Ecole des Chartes, il soutiendra sa thèse en 1922 sur un conte en vers espagnol du XIIIème siècle. Il adhère au Cercle communiste démocratique, lutte contre le fascisme et forme à la fois une société secrète d'inspiration nietzschéenne Acéphale et le Collège de Sociologie, avec Caillois. Après être passé par le département des médailles de la BN, il dirigera la Bibliothèque de la Ville d'Orléans de 1951 à 1962.

Son oeuvre est très riche:

Essais: L'expérience intérieure, Sur Nietzsche, La part maudite, L'Erotisme, Le Coupable, etc,

Poésie: L'Archangélique, L'Orestie, L'être indifférencié, poésie qu'il veut haine de la poésie, allant jusqu'au bout de la possibilité misérable des mots.

      Sans avoir adhéré au surréalisme, bien qu'il participe à la rédaction de La Révolution Surréaliste, il se consacre à la recherche des états limites, à celle de la manifestation de l'impossible. Son premier livre WC "assez littérature de fou" qui sera détruit, et son livre Histoire de l'oeil défraie la chronique. Il y élabore la théorie de l'oeil pinéal.

"Un homme a parfois le désir d'échapper aux objets utiles, à la servitude définitive que les objets utiles ont commandé," écrit-il, dans Le Coupable. Et encore: "La fatalité des êtres finis les laisse à la limite d'eux-mêmes", (L'Allehuiah).

      Nous ne sommes pas loin de la célèbre introduction au Manifeste de Breton: "L'homme, ce rêveur définitif, fait avec peine le tour des objets"... Pourtant Breton le prendra à partie dans le second manifeste et Bataille lui répondra par un pamphlet collectif: "Un cadavre". On verra d'ailleurs que le Surréalisme et André Breton seront une des pierres d'achoppement de la relation qu'il entretient avec Caillois, qui fut, lui, membre du groupe surréaliste. Parfois, sa notation littéraire se fait précise et pittoresque et quasi ethnologique, autre point de convergence avec Caillois, il est comme lui, grâce à Alfred Métraux un admirateur de l'oeuvre de Marcel Mauss dont les travaux sur le sacrifice et le don l'intéressent au plus haut point. Il participera avec Georges-Henri Rivière à la revue "Documents". Son existence aura été solitaire, hors des sentiers battus, scandaleuse parfois, jamais insignifiante.

La vie de Roger Caillois est tout autre:
ancien élève du lycée de Reims où il sympathise avec les poètes du Grand Jeu, ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, agrégé de grammaire en 1936, élève de Marcel Mauss à l'EPHE, s'il s'intéresse au roman et à l'art. C'est un anthropologue, et rédige très vite deux ouvrages qui le font connaître: Le Mythe et l'Homme en 1938 et L'Homme et le Sacré en 1939.

      Membre du Groupe Surréaliste, il rompt avec Breton sur l'affaire des "haricots sauteurs du Mexique" en 1934. Il écrit à Breton: "vous êtes du parti-pris de l'intuition, de la poésie et de l'art et de leurs privilèges. Est-il besoin de dire que je préfère ce parti-pris à une ambiguïté, mais vous savez que j'ai adopté le parti inverse... l'irrationnel, soit mais d'abord la cohérence...". Il rejoint ensuite Georges Bataille au Collège de Sociologie, dont l'objet est défini par Caillois en 1938: la sociologie sacrée implique "l'étude de l'existence sociale dans toutes celles de ses manifestations où se fait jour la présence active du sacré". Caillois cependant ne rentrera jamais dans Acéphale, la société secrète tout en publiant dans la revue du même nom. Il passe l'occupation en Argentine où il fonde L'Institut Français de Buenos-Aires et La revue Les Lettres Françaises, il fera ensuite une belle carrière de chargé de missions culturelles en Afrique du Sud et à l'UNESCO. Rédacteur en chef de Diogène, il s'attaque en 1954 au structuralisme de Claude Lévi-Strauss et sera élu à l'Académie Française en 1972. Rien donc de plus dissemblable que ces deux penseurs:

  • d'un côté la poésie, l'érotisme, l'apologie des passions, jalonnée par la lutte contre le fascisme, une existence plutôt débridée, l'expérience de la communauté élective et la philosophie d'Hegel,
  • de l'autre, un itinéraire de clerc drapé dans les plis d'une révolte aristocratique, la rigueur, la méthode, la raison critique de celui qui a voulu penser le monde dans son unité et sa cohérence.

    La correspondance: mais que s'écrivent-ils?

    Les lettres de Bataille à Caillois sont au nombre de 34:

  • les huit premières lettres (du 4 08 au 29 10 1935) concernent le mouvement Contre-Attaque fondé en 1935, union de lutte des intellectuels révolutionnaires réunis autour d'André Breton, Peret, Caillois, Heine, Eluard et Georges Bataille. Caillois semble vite mal à l'aise dans ce mouvement dont il pourtant écrit le projet et le manifeste en refusant de signer un tract programme que Breton s'attribue.

    Les lettres de Bataille à Caillois dans cette période :

  • le relancent en lui fixant des RV auxquels Caillois ne se rend pas,
  • évoquent des problèmes matériels,
  • posent le problème de la participation des surréalistes,
  • nous informent sur les habitudes des écrivains qui se donnent RV à la BN ou encore au café du Dauphin, place du Théâtre Français, au Flore, au Critérion.

          Bataille n'hésite pas à donner acte de ses reproches à Caillois (7 10 35) pour s'excuser dans la lettre suivante de ses excès de langage (9 10 35) p 51 et protester de son amitié (4 11 36). p 55.

  • 3 lettres concernent Acéphale, (1936-1937), société secrète que Bataille conçoit comme une réparation de Niezstche en réponse à sa récupération par les nazis, André Masson et Pierre Klossowski y prendront une part active, Caillois n'y adhère pas. Y sont traitées, les questions des vertus dionysiaques et de la sociologie des confréries, dans une perspective qui invite les auteurs à passer à l'acte, on parlerait aujourd'hui de sociologie d'intervention,

  • 15 lettres sont liées à l'épopée du Collège de Sociologie, (1937-1939), c'est la période la plus riche, elle est très liée à la fréquentation commune que Bataille et Caillois ont eue de Kojève, professeur à l'Ecole des Hautes Etudes et commentateur de Hegel (La phénoménologie de l'Esprit). Elle n'est pas dépourvue d'ambiguïté dans la mesure où Jules Monnerot, son premier promoteur, n'y adhère pas.

          Ces lettres, comme le souligne l'éditeur, nous permettent de suivre de près l'histoire de ce "sacré Collège", depuis sa fondation -aux épisodes souvent tumultueux- jusqu'à sa dissolution finale. L'une d'entre-elles nous éclaire sur l'objet du Collège de sociologie (10 11 38), lequel "ne peut s'exprimer que su l'insuffisance des fondements de la société qui apparaissent dans tel ou tel cas". Une autre jette quasiment les fondements de ce que nous appelons la Recherche-Action ou que Gurvitch appelera "dialectique empirico-réaliste", quand Bataille définit le Collège comme introduction à une "nouvelle pratique, non seulement enseignement mais déjà presque éducation". (17 03 39).

          D'autres lettres, plus prosaïquement, en fixent le programme des séances. (17 12 38), ce qui nous permet d'identifier les complices de l'opération, on n'y est pas dans le pire des mondes : Jean Paulhan, Julien Benda, Guastalla, Levitsky, Klossowski, Michel Leiris, Hans Mayer, Marcel Granet, (qui refusera) Georges Duthuit (Psychologie collective), Kojève lui-même, sont pressentis ou invités à donner des conférences.

          Une autre lettre porte sur les préoccupations de Bataille qui projette de faire une conférence sur "la décadence de mardi gras, laquelle correspond à l'homogénéisation du temps".(17 12 38).

          Parfois le ton se fait très critique, voire acerbe (25 01 38). p. 96., reflet des conflits qui s'élèvent entre ces deux fortes personnalités. Une lettre de cette période est due à Caillois qui adresse, le 2 03 1938, à Bataille une note sur les sociétés secrètes pour figurer en annexe à une conférence au Collège de Sociologie que Bataille doit prononcer, Caillois étant souffrant, la conférence a lieu le 19 03 1938 et fait de larges références aux livres de Georges Dumézil "Les centaures" et "Mitra-Varuna". C'est là que Caillois établit sa fameuse dichotomie sociale: les sociétés humaines étant selon lui partagées entre cohésion statique et ferment dynamique, ce à quoi correspond une polarité dans le sacré entre un sacré lié à la cohésion sociale et un sacré consistant dans la violation jaillissante des règles de vie.

          Le 20 07 39, Bataille rend compte d'un grave différent qui éclate entre les membres du Collège, entre Caillois et Bataille et entre Leiris et eux deux. Ce dernier conteste en effet ce qu'il appelle le manque de rigueur de Bataille, se référant aux règles de la méthode sociologique de Durkheim et lui contestant sa prétention à former une communauté.

          Caillois, dans une lettre au Collège que Bataille devait lire, semble avoir porté sa critique sur le fond, c'est à dire sur la propension de l'écrivain à faire une grande part aux états limites: mort, folie, drame, en somme à l'expression de l'Imaginaire le plus radical p110, ces zones intermédiaires que Louis Vincent Thomas et Jean-Marie Brohm nommeront Transversalités, 33 ans plus tard, en fondant les Nouvelles Etudes Anthropologiques, zones révélatrices parce que limites des fluctuations et crises des sociétés.

          La dernière période (1945-1959) sous titrée par Le Bouler "une amitié intacte", comprend 9 lettres consacrées à la revue la France Libre de Caillois, et à divers projets dont celui d'une revue "Genèse" que Bataille place dans la tradition de l'Anthropophyteia, (revue allemande d'études des traditions populaires). Bataille y indique qu'il s'agit "toujours et après tout de la suite de ce Collège qui a peut-être finalement bien du mal à mourir". Dans la seconde lettre de Caillois à Bataille qui nous a été conservée, Caillois remercie Bataille de ses livres et surtout de L'Erotisme qui lui paraît très important, et donne son accord pour le projet de "Genèse".(P141) qui ne verra pas le jour.

          Ces lettres écrites après l'armistice sont encore empreintes de l'immense épreuve subie et donnent à Bataille l'occasion de s'exprimer sur la guerre moderne: "ce sont des industries qui se battent et déchargent leur potentiel (1 10 45)" et "la guerre a perdu le caractère souverain qu'elle avait en commun avec la fête," thème qui fait référence explicite aux travaux de Caillois.

          L'analyse de cette correspondance témoigne en tout cas d'une solide propension des deux antagonistes à cultiver le conflit intellectuel sans jamais sacrifier pour autant l'amitié qui les lie et demeure très vive au travers des ans. Elle donne la mesure d'une activité intellectuelle hors normes. Bataille y tient certes le rôle titre -(l'on peut sans doute estimer que c'est ce point qui le tiendra éloigné d'un André Breton également tyrannique)- mais la part qu'il accorde à Caillois, en quelque sorte son miroir inversé, en nous renseignant sur l'ambiguïté de leurs rapports intellectuels, nous donne la mesure de l'autorité que représentera très vite, pour toute une génération, cet authentique savant qui sut, avant la Lettre, cultiver une attitude transversale.

          On doit à leur éditeur de nous avoir permis d'en découvrir toute l'actualité. En ces moments d'incertitude où parfois la raison s'égare, ou un rationalisme étroit et instrumentalisé tend à nous faire prendre sa vision étriquée pour reflet de la réalité culturelle et sociale, alors qu'à l'inverse, les mouvements les plus divers cultivent les occultismes et les théories pseudo spirituelles, dans un monde qui aux approches du Troisième Millénaire se pense souvent en termes d'Apocalypse, cette tension dialectique entre deux pensées également mais diversement étayées nous renvoie à ce qu'écrivait Bataille le 17 03 1939: "place doit être faite à ce qui seul possède la puissance d'ordonner la vie, c'est à dire au sacré, à ce qui entre dans son orbite, à ce qui grandit comme concentration orageuse, organiquement".

    Georges Bertin. 31/10/2022

    Références bibliographiques:
    Cf l'édition de Le Bouler Francis, Georges Bataille, Lettres à Roger Caillois, Paris, Folle Avoine, 1987.
    ibidem p.224.
    Hollier Denis, Le Collège de Sociologie, Paris, Idées Gallimard, 1979, p.280.

    Notice:
    Bertin, Georges. "Lettres de Georges Bataille à Roger Caillois", Esprit critique, vol.03, no.02, Février 2001, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org
     
     
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